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Inspirations : « Laissez-les danser ! »

Co-écrit par deux artistes, Delphine Sénard et Marion Soyer, ce texte est un plaidoyer pour des spectacles à réactions libres. Les deux artistes partagent à cœur ouvert, leurs réflexions et expérimentations sur l’accueil de la libre expression des tout-petits, qui est au cœur de leur démarche de création. L’occasion de réinterroger les enjeux d’un spectacle à destination du très jeune public (0-3 ans) et la cohabitation entre geste artistique et accueil de l’expression des enfants.

Laissez-les danser !
Delphine Sénard et Marion Soyer

Favoriser et accueillir les élans du très jeune public. Un plaidoyer pour des spectacles à réactions libres

Résumé

Composé en trois parties, ce livre se lit très facilement et met en partage des réflexions qui croisent le jeu libre, l’autonomie du jeune enfant et son accompagnement. La lecture est aussi passionnante que déroutante car Delphine Sénard et Marion Soyer nous invitent à repenser la place des artistes et des spectateurs. Il s’agit d’accueillir les réactions de l’enfant et de lui laisser la place pour s’exprimer, comme un nouveau partenaire de jeu avec lequel l’artiste doit improviser.

Dans la première partie « Origine et définition », il est question du choix des mots. De l’entrelacement d’une démarche qui s’élabore et d’un langage comme balise pour cheminer. Quels mots choisir quand on souhaite nommer ce qui n’existait pas auparavant ? On y voit la tension entre l’utilisation de notions comprises par tous et le piège d’enfermer ses idées dans des mots préétablis. Mais en ayant recours à ce qui existe où serait l’innovation ? Cette recherche de vocabulaire nous donne à voir ce tâtonnement emprunt d’une analyse de pratique et de retours d’expérience. Au départ, le choix porte sur le terme « participatif » mais cela induit une injonction de « il faut y aller ». Ce terme devient alors un contre-sens car ce n’est pas la posture recherchée. Elles explorent le terme « complicité » mais cela ne convient pas non plus, il résonne de manière incomplète. Leur choix se porte finalement sur l’assemblage de deux mots : « réaction » et « libre » qui englobe les différents niveaux de leur recherche : « un spectacle à réactions libres est un spectacle pendant toute la durée duquel les tout-petits ont la possibilité de réagir librement aux stimuli reçus. De la simple observation depuis le giron de l’adulte jusqu’à l’action engagée dans l’espace scénique, leurs postures peuvent être multiples. » (p. 17)

Il est intéressant de voir le cheminement et les allers-retours entre les mots et les gestes. Ou comment les mots précisent notre action et comment les gestes précises notre pensée.

© Anouchka de Williencourt

Pour qu’un « spectacle à réactions libres » puisse se vivre pleinement, il y a des conditions à mettre en place. C’est l’objet de la 2ème partie. Qui dit « nouvelle démarche » dit « nouvelles règles du jeu » et ainsi la réinvention des postures pour accompagner l’enfant. Aller au théâtre, c’est rentrer dans un univers codifié : les artistes sont sur scène, les spectateurs leur font face. La temporalité du spectacle est ritualisée par le silence ou le noir au début, les applaudissements à la fin. Si les spectacles jeune public, et notamment ceux dédiés à la petite enfance, jouent avec ces codes (le public est au plus près des artistes, parfois même intégré dans le dispositif scénique), Delphine et Marion vont plus loin. Pas de début, de fin ou d’applaudissements. À la place, de nouveaux rituels structurent la représentation. Un prologue, temps durant lequel les artistes accueillent le public et donnent des préconisations aux adultes de manière quasiment individuelle. Il s’agit surtout de les rassurer en leur indiquant que les possibles réactions ne dérangent pas et qu’il n’y a pas à intervenir, l’artiste le prend en charge. Puis un glissement en douceur du prologue au « cœur/chœur » du spectacle. « Ici, il s’agit pour tous d’être là, disponibles, dans une attention ouverte à ce qui a lieu […] Il n’est plus question de penser le spectacle comme respectant une durée de focalisation tenable, mais comme un espace-temps artistique au cœur du présent. » (p.23) Après le chœur arrive la fin et l’épilogue basés sur le respect du rythme des motivations propres à l’enfant. Les artistes s’effacent peu à peu et restent disponibles, attentifs aux libres réactions et échos de propositions.

Comment un enfant peut-il intégrer les codes d’un spectacle si on ne les lui offre pas ?

Pour Delphine et Marion, l’enfant aura bien assez le temps d’intégrer ces codes en grandissant. S’adressant à de très jeunes spectateurs (0-24 mois), ces codes sont encore bien trop loin d’eux et les bénéfices du spectacle leurs semblent meilleurs en les laissant libres. Une posture complexe dans notre société ultra-sécurisée. Les artistes touchent du doigt avec beaucoup de justesse, l’espace de liberté, d’expression et de risque que l’on s’autorise ou pas.

© Anouchka de Williencourt

Cette nouvelle forme de spectacle a des incidences. Dans cette dernière partie, Delphine et Marion partagent leurs retours, leurs observations, leurs constats, souvent imperceptibles. Cette forme de spectacle déplace les attentes, chamboule les habitudes et participe à un projet plus large, celui de mettre à disposition des enfants des espaces de liberté. Ces bulles d’art nourrissent ce dont l’enfant a besoin en termes de libre expression du corps et de ses émotions, essentiels à son développement. De nombreuses citations de pédagogues et de chercheurs parsèment la dernière partie :

  • Angela J. Hanscom – ergothérapeute en pédiatrie et fondatrice de Timbernoo, un programme pour enfants fondé sur le jeu libre en pleine nature
  • Catherine Gueguen – pédiatre spécialisée dans le soutien à la parentalité
  • Louis Espinassous – éducateur, biologiste, ethnologue, romancier, conteur, travaillant plus particulièrement dans l’éducation-nature
  • Maria Montessori – médecin et pédagogue, fondatrice de la pédagogie Montessori
  • Jesper Juul – thérapeute familial et auteur de livres sur l’éducation des enfants
  • Michel Desmurget – directeur de recherches en neurosciences à l’INSERM – Institut national de la santé et de la recherche médicale

Toutes les citations rentrent en résonnance avec ce que Delphine et Marion cherchent à mettre en œuvre et nous comprenons bien que ces recherches sur l’éducation sont appliquées à leur démarche artistique. Se dégage un profond engagement, accompagner l’enfant dans le développement de ses pleins potentiels.

Créer pour la toute petite enfance n’est pas anodin. Il y a derrière ce geste artistique, des convictions et la contribution à un projet culturel, politique, un rêve de société…

Dans l’imaginaire collectif, il n’est pas rare d’entendre « A quoi ça sert d’emmener un tout petit voir un spectacle ? Il dort, il ne comprend rien, il s’émerveille de tout et de n’importe quoi ! » Et bien c’est justement d’émerveillement dont il s’agit. Les artistes qui écrivent pour la petite enfance prennent en compte toutes les dimensions sensorielles et émotionnelles. Les enfants sont des « éponges » hypersensibles et un spectacle est une expérience sensorielle et émotionnelle d’une grande intensité. Chaque sens de l’enfant est sollicité en douceur : ambiance sonore, visuelle, tactile, un spectacle est une malle aux trésors. Les professionnels de la petite enfance et/ou les fins observateurs voient les effets qu’un spectacle produit sur les tout-petits. Aussi, Delphine et Marion vont encore plus loin car elles offrent la possibilité à l’enfant de réagir en fonction de leur ressentis sans brider leur élan spontané.

« Au-delà de participer à une représentation, sentir que mon engagement va plus loin, qu’il s’agit aussi ici de m’engager socialement à travers ma pratique, l’engagement artistique se rapprochant alors de l’engagement politique. […] Jouer dans un spectacle à réactions libres me donne aussi la sensation de participer à une pensée collective sur comment notre société « construit » les individus […]. »

Témoignage de Liane Masson, danseuse (p49)

© Anouchka de Williencourt

Pourquoi ce livre m’intéresse et comment je l’intègre à mon travail ?

Ce livre m’a interpellé car il revendique une démarche novatrice qui bouscule les habitudes. Nourrit de courants de pensées aussi variés que le jeu libre, la motricité libre, la parentalité et les pédagogies alternatives, l’improvisation et la danse libre, ce plaidoyer résonne avec les questions que je me pose en tant que médiatrice culturelle. Comment accompagner l’énergie d’un enfant en l’éveillant et le sensibilisant à une pratique artistique sans lui imposer ? Ceci fera notamment l’objet d’articles qui alimenteront cette section du site. Dans le livre Laissez-les danser, j’ai également été sensible à la richesse des références et aux croisements des champs qui nourrissent les approches. Les nouvelles pratiques éducatives et l’intérêt porté au développement de l’enfant dépassent la sphère éducative et se retrouvent dans les champs de l’art, de la philosophie, de la ludogogie, etc. Je suis convaincue que c’est dans le dialogue des pratiques que nous alimenterons les actions auprès de l’enfance et la jeunesse.

Échos dans le secteur jeune public et de la petite enfance

Aussi déconcertant soit-il, ce livre offre des pistes de réflexions pour les parents, les professionnels de la petite enfance ou encore les artistes qui créent des spectacles pour la petite enfance. J’en ai eu l’exemple en janvier dernier, lorsque j’ai assisté à une rencontre du Collectif Puzzle* qui avait pour thème « Diversité de formes d’adresse et de relation aux très jeunes spectateurs ». La question de l’accompagnement était au cœur des discussions et la cohabitation entre geste artistique et réactions des enfants a fait dissensus. Les artistes se rejoignent sur l’importance d’accorder un espace d’expression aux enfants après l’avoir nourri sensoriellement. Mais dans quelle temporalité ? Certaines compagnies s’interrogent sur comment ne pas « noyer » le geste artistique ? Des compagnies comme Le Loup Ange – Hestia Tristani ou la compagnie Lunatic – Cécile Mont-Reynaud, créent pour le jeune public depuis une dizaine d’années. Les questions de l’intégration de l’expression de l’enfant sont au cœur de leur préoccupation. Il est intéressant de rapprocher ces deux compagnies car elles créent des spectacles en deux temps, des espaces temps complémentaires. La première partie qui, comme le nomme Cécile Mont-Reynaud en référence à la BMC**, est « la phase de stimulation » et la seconde partie est « la phase d’action ». Lors de la première partie, les enfants sont très proches des artistes mais ils ne sont pas invités à interagir, ils se laissent envahir par les stimuli sensoriels. Le dispositif scénique et le discours aux accompagnateurs sont pensés pour maintenir cette frontière entre les artistes et les spectateurs. Dans la seconde partie, les artistes invitent les enfants à les rejoindre. « Un moment pour goûter l’espace sacré et aussi le désacraliser » selon les mots d’Hestia Tristani.

A l’inverse, une autre artiste se retrouve dans la démarche de Delphine Sénard. Agnès Chaumier témoigne : « en tant que chanteuse, j’ai une partition pleine d’improvisation et je peux intégrer les réactions des enfants dans celle-ci. Je prends en charge comment « la réaction des enfants nous éclaboussent, nous artistes ». Selon Agnès, on peut être embêté par cette convention du spectacle, d’autant que les enfants n’ont pas encore les codes. Aussi, il est important d’être ouvert à toutes les formes de rencontre.

Je pense que c’est effectivement important que tous les formats de représentation puissent coexister, qu’il y ait de la place pour chacun au risque d’une uniformisation. La diversité des formats est essentielle car ils ne travaillent pas les mêmes enjeux.

”Laissez-les danser !” en podcast​

Pendant la période de confinement, les artistes n’ont pas été épargnés. Pour continuer de maintenir le lien avec le public, La Croisée des Chemins a décidé de partager des extraits de son livre « Laissez-les danser ! ». Enregistrées à 3 voix, chacun chez soi, ces bulles sonores, artisanales et spontanées, sont disponibles sur Soundcloud en 7 épisodes d’environ 5 min. https://soundcloud.com/user-625626089-90597383

* Le collectif Puzzle est un rassemblement de 20 compagnies franciliennes travaillant à destination du très jeune public.

** BMC : Le Body Mind Centering est une approche corporelle innovante, qui permet d’entrer en relation avec l’intelligence du corps et sa vitalité, par le mouvement, le toucher et la voix.

Pour en savoir plus :

Compagnie La Croisée des Chemins : 
lacroiseedeschemins.wixsite.com/compagnie/lacompagnie

Le Collectif Puzzle : collectifpuzzle.wordpress.com

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